Il faut en finir avec la gabegie alimentaire
LE MONDE |Par Bruno Parmentier, consultant
Cet été, il a fait très chaud et sec aux Etats-Unis ; une sécheresse historique qui a touché 60 % du pays, et le Mexique. Les récoltes de maïs, de soja et de blé de l'un des plus grands greniers du monde seront mauvaises...
Malheureusement, simultanément, un deuxième grenier du monde souffre de la sécheresse : la Russie, l'Ukraine et le Kazakhstan, tandis que la mousson s'est fait attendre en Inde, et que les récoltes européennes ont parfois été affaiblies par excès de pluie. Sans parler de l'absence de récoltes, pour la troisième année consécutive, en Afrique de l'Est. Une nouvelle année de déficit en grain se profile sur la planète. Et espérons que, cette année, l'hémisphère Sud soit sans sécheresse ni inondation en Australie, au Brésil ou en Argentine...C'est devenu une fâcheuse habitude au XXIe siècle : les années déficitaires en céréales sont dorénavant plus fréquentes que les années excédentaires ; on n'arrive pas à reconstituer des stocks dignes de ce nom et d'ailleurs on ne tente guère car ce n'est plus à la mode : le "moderne" maintenant, c'est la spéculation ! On vit au jour le jour, et la paix dépend des incidents climatiques dans les zones d'excédents céréaliers, lesquelles sont peu nombreuses et très localisées : les mauvaises récoltes de 2007 ont entraîné des émeutes de la faim dans trente-six pays, de Dakar à Mexico en passant par Le Caire, tandis que celles de 2010 ont été une cause directe des révolutions arabes...
Cet hiver, que va-t-il se passer si le cours des céréales et du soja continue à flamber ? Les spéculateurs vont s'en donner à cœur joie, aggravant le phénomène. Trois conséquences sont prévisibles, puisque les céréales ont maintenant trois usages concurrents.
Une bonne partie des 920 millions de mal-nourris, en tout cas ceux qui habitent dans les grands bidonvilles du monde, vont avoir encore plus faim. Comme ils consacrent souvent 70 % à 80 % de leurs ressources à acheter leur nourriture, ils ne pourront plus le faire.
Mais une nouvelle cohorte va les rejoindre : 30, 50 ou 70 millions d'affamés supplémentaires parmi ceux qui étaient encore juste "du bon côté", ceux qui mangeaient mal mais mangeaient encore sans avoir trop faim. On va franchir de nouveau le cap symbolique du milliard d'affamés. Ça ne va pas leur plaire, et ils vont le faire savoir à leurs gouvernements. Lesquels tomberont, cette fois-ci ? Avec quelles conséquences géopolitiques régionales ?
En Europe, le prix du pain et de la farine vont augmenter, ce qui sera mal venu en période de récession, mais n'ayons pas l'impudence de nous comparer aux Africains, et rappelons-nous que, quand nous achetons une baguette, nous achetons du loyer, de l'énergie, de l'amortissement de matériel, du salaire et des charges sociales ; très peu de blé, lequel ne représente en définitive qu'environ 5 % du prix final !
Les éleveurs ne pourront pas nourrir toutes leurs bêtes ou perdront de l'argent en tentant de maintenir leurs effectifs. La moitié du blé mondial et les trois quarts du maïs et du soja ne servent pas à faire du pain, des pâtes, du couscous, des tortillas ou du tofu, mais du poulet, des œufs, du porc, du lait et du bœuf ! Est-ce bien raisonnable à l'échelle mondiale ?
Ces crises à répétition ne vont-elles pas nous inciter à nous interroger sur la durabilité de notre système alimentaire, qui nous amène à manger en France chaque année 85 kg de viande et 90 kg de laitage ? Et que dire des Etats-Unis (125 kg de viande), sans compter la Chine qui rejoint notre gabegie alimentaire ? En tous les cas, à court terme, soit nous acceptons une forte hausse du prix de ces produits, soit les éleveurs seront dans la rue, avant de goûter aux charmes de Pôle emploi (ou du suicide malheureusement...). La saga du groupe volailler Doux qui nous a tenus en haleine risque de n'être que le premier chapitre d'une crise plus profonde.
Les politiques de soutien aux agrocarburants de première génération (éthanol à base de maïs aux Etats-Unis, biodiésel à base de colza en Europe ou d'huile de palme dans de nombreux pays du Sud) vont à nouveau être fortement questionnées. Est-il bien raisonnable de continuer à... brûler une ressource aussi essentielle et dorénavant rare que les grains de céréales ou d'oléagineux, et de défricher à grande échelle la forêt vierge pour pouvoir poursuivre ? Non, bien sûr !
Mais est-ce qu'en pleine période électorale, le président américain pourra remettre en question le fait que 40 % de l'énorme récolte de maïs sert désormais à faire rouler les 4 x 4 des Américains plutôt qu'à nourrir les ouvriers mexicains (ou les bœufs américains) ? Et nous, en Europe, saurons-nous tourner la page et passer aux agrocarburants de deuxième génération (des plantes entières et des résidus de culture, et non des graines) et de troisième (les algues, en particulier) ?
Alors, que faire, à part activer les débats citoyens sur ces questions ô combien fondamentales ? Prendre conscience que l'agriculture représente dorénavant une question-clé pour la paix du monde, et qu'elle a besoin d'un effort collectif très important et d'investissements considérables pour être à la hauteur du défi.
S'organiser entre les différents Etats pour prévenir les crises, avec une limitation de la spéculation, la constitution de stocks-tampons sur tous les continents, et la circulation de l'information (ce que le G20 a, soi-disant, décidé de faire !).
Revoir nos habitudes alimentaires : moins d'obèses ici et moins de mal-nourris là-bas, tout le monde finirait par y gagner. Et promouvoir sur tous les continents une agriculture qui réconcilie écologie et agriculture (en particulier agroécologie ou agriculture écologiquement intensive), qui permette aux paysans du monde de produire eux-mêmes, suffisamment (c'est-à-dire beaucoup) et de façon plus durable, même en prenant en compte les effets délétères du réchauffement planétaire.
Bruno Parmentier, consultant
Bruno Parmentier est l'auteur de Nourrir l'humanité (La Découverte, 2007) et Manger tous et bien (Seuil, 2011).
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